Expiration
par Ted Chiang
Ted Chiang n’écrit pas beaucoup, mais quand il le fait, quel plaisir ! Reconnu pour ses nouvelles de science-fiction multi-récompensées (des prix Hugo et Nébula à la pelle), il nous en propose 9 dans « Expiration ». Oscillant entre 4 et 110 pages, chaque texte traite de sujets relativement classiques – (libre arbitre, voyage temporel, intelligence artificielle…) mais de manière très plaisante et novatrice.
L’auteur reprend les ingrédients qui m’avaient fait aimer son précédent recueil de nouvelles, La Tour de Babylone, sans pour autant donner d’impression de « déjà vu. » La science-fiction proposée ici est hyper sensible, et génère de nombreuses émotions lors de la lecture. Pas de grandes révélations sur le sens de la vie pour autant ! Mais une foule de petites réalisations, de remises en question de concepts que j’avais pourtant pris pour argent comptant depuis des années…
Ted Chiang est plus intéressé par les impacts sociologiques des technologies que par les mécanismes précis qui permettraient telle ou telle innovation. On est donc plus dans les sciences sociales (psychologie, anthropologie…) que dans l’aéronautique ou la robotique pure… Ainsi, il nous propose d’exorciser notre propre rapport à ces technologies, leur impact sur notre vie, et les résistances que l’on pourrait / devrait mettre en place contre elles. Le tout est donc très intimiste, puisque très proche du lecteur.
Formats à la Black Mirror
Les univers inventés dans chaque nouvelle sont finalement peu différents du notre. On a en général un unique élément principal qui change drastiquement de ce que l’on connaît chez nous :
- une invention permet à quiconque de créer une dimension parallèle qui commence à un instant T, puis de parler à son « double » pour comparer les deux univers.
- un outil permet à chacun de se rappeler très précisément de chaque instant de sa vie.
- un univers où Science et Eglise font bon ménage.
La force réside dans le fait que les univers décrits sont toujours TRES proches de ce que nous connaissons. Le facteur de différence semble au départ relativement minime, mais en fait on se rend vite compte que les impacts sont énormes. On ne peut s’empêcher de tracer des parallèles avec notre vie à nous ! Et donc, on ne peut que facilement entrer dans chaque histoire. Le format est similaire à la série Black Mirror à ce niveau.
J’ai trouvé l’écriture très émotionnelle, et Ted Chiang réussit à faire passer les messages comme jamais ! Combien de fois, pendant la lecture, me suis-je interrogé : « que ferais-je à la place des personnages ? » On est scotché, et le livre se lit très rapidement et agréablement.
Ted Chiang
Un mot sur l’auteur. Les connaissances de Chiang m’ont paru très profondes. Par exemple, il a récemment publié un article intéressant sur l’amélioration récursive des IAs (article dans le New Yorker, en anglais) qui est passionnant et documenté. Cet article démontre une réelle connaissance du sujet. Surtout, il donne l’opportunité d’observer comment un même auteur écrit une article de magazine et des nouvelles sur des sujets similaires. Et de se rendre compte qu’avec « Expiration », on lit avant tout de la littérature. Ce qui est loin d’être le cas pour tous les auteurs sur des sujets techniques.
Les domaines traités par Chiang sont majoritairement hyper pertinents en 2021. Il est donc en parfaite harmonie avec son temps avec ce recueil, sorti en 2019. Mais sans surfer sur la vague de ce qui est « hype » juste pour vendre du papier ! Par exemple, la pièce de résistance du recueil (« Le Cycle de vie des objets logiciels ») touche à l’apprentissage supervisé / non-supervisé des IAs. Or, la nouvelle a été publiée en 2010, donc bien avant que ces concepts deviennent omniprésents dans les boîtes tech vers 2014-2015, puis encore plus tard dans la population générale.
Conclusion : une lecture à recommander à tous. Même Obama recommande ce livre, alors si vous ne me croyez pas, croyez-le lui !