Les Dieux ont soif
par Anatole France
La Terreur est sans doute la période la plus fantasmée de la révolution. Peut-être parce que ses acteurs, figurant dans nombre de romans, films, et livres d’histoire, ont aujourd’hui une aura quasi légendaire ? Ou peut-être parce que ces quelques mois ont eu une importance démesurée sur l’Histoire mondiale ?
Après avoir lu le roman d’Anatole France, « Les dieux ont soif », je pense que la raison est beaucoup plus simple : c’était une époque complètement cinglée !
On suit ainsi Evariste Gamelin dans les rues de Paris en 1793, depuis les quartiers de la section du Pont-Neuf jusqu’à la Place de la Révolution. Peintre plus ou moins raté, ses croûtes prennent la poussière dans le grenier qu’il habite. Notamment, une toile inachevée figurant Oreste monopolise l’attention. Gamelin se voit dans ce personnage tragique, mais n’a jamais pu finir le tableau, trop occupé qu’il est par la vie de tous les jours, par sa poursuite amoureuse de la douce Elodie, et par ses responsabilités politiques.
Car voilà bien le coeur de l’histoire : Gamelin est un Citoyen, un vrai ! De ceux qui ont beaucoup à gagner de la Révolution et de ses idéaux égalitaires. Peu de talent, peu d’esprit, peu de charmes, peu de sens du commerce, Gamelin est à peu près moyen dans tout ce qu’il entreprend. Il est aussi majoritairement un suiveur : ses héros sont Marat et Robespierre, et il répète à l’envi les discours de ces derniers à qui veut bien l’écouter. Mais il ne propose que peu de choses lui-même. Jusqu’au jour où la Convention lui donne l’opportunité de briller : il sera juré au tribunal révolutionnaire.
La fuite en avant des ambitions révolutionnaires
Pour la première fois de sa vie, Gamelin devient alors un acteur, avec ce qu’il estime être un premier rôle. Et ce rôle lui permet de mettre en action ses hauts principes politiques : il jugera ses pairs, afin de préserver les idées de la révolution. Tantôt magnanime, tantôt inflexible, Gamelin se plaît à frapper coupables comme innocents du glaive vengeur de la loi. Une loi qui, elle, est très flexible, et fait de moins en moins attention aux procédés judiciaires à mesure que la révolution avance. Des preuves ? Qui donc a besoin de preuves quand on sait au plus profond de son coeur que l’accusé est un ennemi de la Nation ? Et si l’un des accusés est coupable, quel besoin de juger ses proches, qui sont forcément coupables par association ?
Les têtes se mettent alors à tomber. Car Gamelin est loin d’être le seul fanatique. L’emballement gagne les jacobins, qui se sentent acculés par les échecs successifs qui s’abattent sur la jeune Convention : défaites de l’armée française contre celles des royaumes alentours, crise économique dure, et début de crise politique. En effet, l’élan de 1789 commence à sérieusement s’essoufler. Il faut alors tenir une position plus dure, il faut sauver la Révolution. Tout personne ne manifestant plus d’enthousiasme est suspecte, les arrestations se multiplient, le tribunal condamne à tour de bras. Et les pavés des rues de Paris se teignent de reflets écarlates.
Un point de vue très personnel des événements
La force du roman est de nous faire voir ces événements de 1793 de l’intérieur, à travers les vicissitude d’un héros pathétique. De caractère faible, d’instinct mesquin, et étroit d’esprit, on se plaît à alterner entre la pitié et la detestation pour ce protagoniste. Et on comprend admirablement les dynamiques personnelles qui peuvent interpénétrer, voire influencer, les grands mouvements de l’Histoire. Forcément, le personnage que l’on suit est fanatique, et observer sa rapide descente dans l’extrémisme est fascinant.
Le fameux tableau inachevé d’Oreste est à noter : Gamelin a fantasmé sa vie comme un Oreste moderne, assassin tragique ne faisant que son devoir divin, honni par sa famille, finalement isolé et battu, mais à jamais convaincu qu’il avait raison. C’est fleuri, plein de belles tournures, et bien qu’un peu daté, très agréable à lire. Cet aspect hautement personnel du fanatisme et de l’idéalisme est bien plus frappant que ne peut l’être une analyse historique et factuelle.
Roman érudit s’il en est, Les dieux ont soif semble parfois être un cocktail un peu étrange. Tout ne tient pas debout dans ce livre. La trame narrative est assez décousue, les personnages secondaires ne semblent là que pour mettre en lumière le rôle principal, et on a le sentiment de voir une succession de scènes plus qu’un roman construit. Et on peut se demander si les événements historiques se sont déroulés comme décrits… Disons que c’est sans doute l’influence du point de vue de l’auteur.
Des leçons à appliquer aujourd’hui
Il reste que les commentaires ironiques d’Anatole France sont délicieux. Les mots sur les différentes factions de l’époque, bien sûr. Mais aussi sur les comportements des foules, les revirements d’opinions, les égoïsmes… Peu de choses ne changent dans le comportement des hommes, malgré le passage des siècles. J’ai noté par exemple un passage savoureux sur la démocratie participative et les taux de participation indigents, avec un personnage qui s’interroge sur les méthodes disponibles pour faire en sorte que plus de 28 citoyens ne votent les décisions, sur les 900 que comporte la section.
Autre exemple : les réflexions sur le revirement d’opinion quant au bien fondé que la population trouve à la Révolution. D’abord vue comme salvatrice car ayant abattu le Roi, il se trouve que la Révolution ne règle pas les problèmes économiques ou humains sous-jacents. Bien au contraire, la situation s’aggrave, la crise est intense, le pays se voit persécuté par ses voisins, et la Révolution devient le bouc-émissaire, la responsable de tous les maux. Maintenant, remplacez « Roi » par « Union Européenne », et « Révolution » par « Brexit », et le parallèle est saisissant. Pas étonnant que ces réflexions sur le populisme aient été écrites par Anatole France en 1912, au début d’un siècle qui allait lui faire la part belle.
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