Le retour des caravelles
par António Lobo Antunes
Quand on pense aux empires coloniaux européens, on distingue clairement des étapes successives qui composent leur histoire. Dans l’ordre, ça donne en gros : exploration, conquête, expansion, apogée, tensions, implosion, et décolonisation. Avec de nombreux mythes emblématiques qui illustrent chacune de ces étapes !
Jacques Cartier et son exploration du Canada, les guerres d’invasion de Cortés et autres conquistadors, la Boston Tea Party, Gandhi en Inde, la guerre d’Algérie… Les histoires qui émaillent cette histoire coloniale sont légion, et sont bien ancrées dans nos esprits. Les manuels d’histoire du collège et du lycée ont commencé le travail, et la culture populaire a fait le reste.
Or, parmi les empires coloniaux européens, il en est un qui est beaucoup moins connu que les autres : le portugais ! Et les seuls épisodes vraiment célèbres de ce pan de l’histoire du pays ? Vasco de Gama a fait le tour du Cap de Bonne Espérance… Les portugais sont allés jusqu’à Macao… Et ils s’étaient disputé l’Amérique latine avec l’Espagne, pour ne « garder » que le Brésil… Bref, uniquement des faits très anciens, datant de plusieurs siècles !
Personnellement, je ne connaissais rien de la fin de l’histoire coloniale portugaise. Les tensions dans les colonies africaines, entre autres… Ou le « retour des blancs » au bercail lors de la vague de prise d’indépendance des anciennes colonies. C’est cette période que vient éclairer « Le retour des caravelles« , d’António Lobo Antunes !
Une « Histoire du Portugal » en condensé
Le retour des caravelles nous raconte donc la façon dont les portugais qui s’étaient exilés à l’autre bout de la terre reviennent à Lisbonne, la queue entre les jambes, lorsque leurs paradis exotiques « ultramarins » ne veulent plus d’eux. Après des décennies ou des siècles d’expatriation, les colons mettent fin à leur cohabitation pas si pacifique, et surtout imposée, avec les populations autochtones, lorsque ces dernières se révoltent les unes après les autres dans les années 1960.
On va ainsi suivre le voyage de retour de nombreux protagonistes, pas forcément liés les uns aux autres, revenant de tous les coins du « grand Portugal ». Tous ont le point commun de revenir à Lisbonne pour y trouver un pays qui a « continué de vivre sans eux » et le retour est très loin d’être triomphant. Au milieu d’un Portugal qui tente de sortir de décennies de dictature, on comprend bien que leurs compatriotes ont autre chose à faire que de s’occuper de ceux qui avaient abandonné la métropole.
Pauvreté, maladie, isolement, chômage…. Les maux qui affublent ces malheureux voyageurs sont nombreux. Ils sont désorientés, car ils ne reconnaissent plus rien, et n’ont souvent plus personne à contacter. Il n’y a pas de travail pour la plupart d’entre eux, encore moins de logements. Parqués dans des hôtels de passe, des hôpitaux / hospices pour tuberculeux… La déchéance est complète. Pour ceux qui partaient à la recherche de richesse et de gloire dans le nouveau monde, la chute est complète, irrémédiable, et brutale.
Lisbonne dégoulinante
Niveau stylistique, je ne sais pas si j’ai autant ressenti de dégoût en lisant un roman avant celui-ci. Pas un dégoût pour les personnages, ou les situations. Non, non, je parle bien de dégoût physique, presque au niveau du haut-le-coeur. Les descriptions, le choix des épithètes, les formulations… Tout dans le texte de Lobo Antunes met en relief le monde dégueulasse dans lequel se retrouvent tous ces impatriés. Ca pue, les cadavres purulents sont partout, les égouts à ciel ouverts débordent des pages…
A de nombreux moments, je me suis quasiment retrouvé à devoir poser le bouquin pour respirer un bon coup. C’est un testament à la qualité de l’écriture, cependant. L’ambiance est tellement bien posée et retranscrite. Franchement un tour de force.
L’autre coup de maître d’António Lobo Antunes est de parfaitement intégrer départs et retours, passé et présent. Les protagonistes portent ainsi des noms qui font écho aux grands explorateurs et autres héros de l’Histoire portugaise. On mélange les siècles, les personnages fictifs ou réels, le tout dans une sorte de songe alternant entre rêve et cauchemar. La construction du texte participe d’ailleurs à ce fouillis pas possible : peu de paragraphes (effet « mur de texte » garanti), dialogues au fil du texte, phrases à rallonge… Un songe éveillé et parfois terrifiant, qui appuie une nouvelle fois, s’il était encore besoin, sur l’absurdité absolue du colonialisme.
A recommander pour ceux qui ont le coeur bien accroché !