Le palais des rêves
par Ismaïl Kadaré
Quoi de plus intime qu’un rêve ? Furtif, insaisissable, evanescent… Souvent ancré si profondément dans notre cerveau que l’on a souvent du mal à s’en rappeler au réveil… Coincé entre réalité et fiction, un rêve est bien souvent le produit de nos expériences et émotions de la journée précédente, vues par le prisme de nos angoisses ou de nos espoirs. Un enchevêtrement d’événements souvent sans logique apparente, allant de la simple surprise jusqu’à l’ubuesque. Bref, des signaux de fumée entourbillonnés par la magie du sommeil.
Et pourtant, depuis la nuit des temps, shamans, devins, et autres visionnaires ont tenté d’interpréter les songes ! De se jeter dans les vapeurs du sommeil pour comprendre le passé, voir l’avenir, et lire signes et autres messages. Lors de séances sophistiquées voire théâtrales, le visionnaire en chef va officier pour extraire notre mystique en-dedans, et tenter d’instruire nos choix et décisions futurs.
Mais c’est un exercice bien périlleux, l’interprétation des rêves ! Prônes à induire en erreur, confus, difficiles à appréhender, ces derniers ont tendance à nous induire en erreur, à renâcler à l’idée de se laisser voir dans leur intégralité… Et il est donc si facile de ne pas voir le sens « véridique » d’un songe. De laisser échapper la leçon que l’on aurait pu apprendre, celle qui aurait pu être utile à soi ou à autrui.
Alors que se passerait-il si on pouvait prendre ce jeu d’interprétation, si personnel, et le transformer en science ? Remplacer les individus par une machine absolue, un rouleau-compresseur administratif ? Le tout au service d’un état inquisiteur, qui ne laisserait rien échapper et appliquerait une méthode sans défaut. Qui serait entraîné pour trouver l’aiguille dans la botte de foin, le rêve important parmi des milliards de rêves journaliers insignifiants…?
L’analyse systématique du moindre de nos rêves
C’est bien d’un tel système qu’il s’agit dans Le palais des rêves. Ismaïl Kadaré nous peint un empire plus ou moins fictif, inspiré de l’empire ottoman, qui contrôle sa population par le filtrage généralisé de ses escapades nocturnes ! Chaque semaine, l’empereur se voit ainsi présenter le maître-rêve : la transcription du rêve le plus important qui ait été fait dans tout l’empire sur les 7 derniers jours. Accompagné d’une interprétation qui est censée l’aider à gouverner.
Comment est identifié ce maître-rêve ? Dans tous les territoires, des préposés retranscrivent tous les matins les songes des citoyens, et les envoient par voiture vers la capitale. Là, un palais se remplit chaque jour d’une foule de fonctionnaires qui vont toute la journée durant travailler à la classification, sélection, interprétation, et transmission des rêves.
Résultat : une réelle fourmilière ayant pour autre but sa propre survie. Car le palais des rêves est régulièrement entrainé dans la vie publique de l’empire. En effet, il faut croire qu’avoir le pouvoir de suggérer au souverain la meilleure politique à adopter attire les convoitises. Et l’intégrité de cette institution se retrouve fatalement compromise…
Une super idée, pas forcément exploitée à fond
Entre alors notre héros. Issu d’une puissante famille albanaise (comme l’auteur), il est un jour introduit dans le palais des rêves comme simple fonctionnaire de base. Il va apprendre les rouages de l’institution, et se retrouver mêlé à une intrigue de premier plan. Et va rapidement gravir les échelons qui l’emmèneront vers les sommets du palais.
L’exécution de l’idée de base est parfaite. Le palais est un labyrinthe parfaitement kafkaïen ! Des plus bas sous-sols aux plus hauts étages, à travers les salles de travail bourrées de bureaux anonymes, au fil des rayonnages d’archives à n’en plus finir… On retrouve ici les thèmes si centraux au genre de la « dystopie administrative ».
Malheureusement, j’ai trouvé que l’on reste très vite sur sa faim. Le concept est vraiment super, mais une fois exposé… Et bien on n’avance plus beaucoup. Le protagoniste n’a pas d’incidence sur l’action, il est simplement observateur de ce qu’il se passe autour de lui. Et l’histoire en elle-même n’a pas forcément un intérêt fou. On notera tout de même une certaine poésie dans l’écriture. Les ballades de rue nocturnes, le brouillard persistant, le mystère permanent… Tout cela donne énormément de charme à la lecture.
Au final, c’est une lecture courte, pas si loin d’un format « nouvelle longue ». Mais très plaisante. On y découvrira également certains aspects de la culture des Balkans, qui assure le dépaysement. Kadaré nous pond là une vive critique du gouvernement de son pays natal, qui en 1981 était encore l’une des dictatures les plus dures au monde. Et le tout est très onirique, mêlant rêve et réalité. Je recommande la lecture, pour sa capacité à nous transporter vers de nouvelles contrées.
1 réflexion au sujet de « Brouillard sur les Balkans »