L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau
par Oliver Sacks
Aborder le concept d’anormalité est souvent compliqué. Déjà, il faut définir ce qui est « normal » et ce qui ne l’est pas. Et donc, on est facilement confronté à de longues introductions de ce qui peut être considéré comme « normal » pour le plus grand nombre, avant d’enfin aborder l’aspect anormal que l’on veut étudier plus en profondeur. Fastidieux…
De plus, parler de normalité lorsque l’on touche à l’humain est encore plus hasardeux. Cet exercice requiert en effet souvent de séparer les gens en « normaux » d’un côté et « anormaux » de l’autre, ce qui peut nécessiter des prises de position morales. Forcément, cela peut facilement créer controverses et polémiques… Pour éviter cet écueil, un réflexe peut alors devenir de sortir de toute émotion, pour se réfugier dans la technique : une analyse 100% objective, froide, chirurgicale.
Comment Sacks aborde l’anormalité?
Le tour de force d’Oliver Sacks est d’aborder ces problématiques « d’anormalité » tout en évitant ces deux pièges (longueurs et froideur). Dans son recueil d’essais médicaux, L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau, l’auteur lève le voile sur une vingtaine de patients qu’il a gérés dans sa carrière. Des personnes que l’on pourrait définir comme « anormales », déficientes, ou malades, qui ont toutes en commun d’avoir un cerveau qui ne fonctionne pas de façon « normale ».
Oliver Sacks est neurologue. Il aborde donc la pathologie d’abord par la compréhension de ce qui flanche physiquement dans leur tête. Une lésion du lobe frontal gauche ? Une compression du cortex ? On est dans la neurologie pure. Pourtant, Sacks évite la froideur médicale. Il analyse certes une cause physique réelle qui est à la base d’un comportement « anormal ». Mais cette analyse ne représente souvent qu’une petite partie de chaque chapitre, Sacks se recentrant très rapidement sur l’aspect humain, sur le caractère, les aspirations, et les difficultés rencontrées par ses patients.
Ensuite, plutôt que d’écrire de longs traités médicaux sur ce que serait un fonctionnement normal du cerveau, Sacks ancre ses analyses dans une réalité qui est déjà familière à chaque lecteur : la vie de tous les jours. Il ne s’appesantit jamais bien longtemps sur la description du comportement qui pourrait être considéré comme normal, se concentrant bien plus sur le patient lui-même. Ainsi, on rentre dans le particulier très rapidement pour chaque chapitre, dans un monde bien connu par le lecteur. Peu de théorie, beaucoup d’humain.
Des émotions au centre de chaque cas médical
Oliver Sacks passe en revue des cas tous plus incroyables les uns que les autres :
- Un homme ne reconnaît soudain plus les visages, y compris le sien ou celui de sa femme…
- Un vieil homme, du jour au lendemain, se met à vivre comme s’il avait à nouveau 20 ans…
- Des jumeaux autistes capables de trouver de tête des nombre premiers à 10 chiffres…
- Une femme utilise ses mains pour la première fois, après plus de 60 ans sans en avoir jamais eu le contrôle…
Tous les cas racontés par Sacks sont passionnants. Pour la petite histoire : certains de ces patients ont sans doute pénétré l’imaginaire collectif de l’époque. Sorti 3 ans après le livre de Sacks, le film Rain Man montre par exemple comment l’un de ses personnages, autiste savant, compte en une demi-seconde le nombre d’allumettes tombées d’une boîte : exactement la même anecdote que l’un des patients de Sacks.
Le fil rouge de tous ces cas médicaux : la proximité humaine et émotionnelle que Sacks entretient avec ses patients. Qu’il parle de personnes en fin de vie, ou de personnes « attardées » (comme on disait encore dans les années 80 dans les cercles médicaux), notre neurologue n’est jamais dédaigneux, jamais hautain. On sent une réelle connexion, un attachement pour ces personnes « anormales », qui au travers des descriptions de Sacks paraissent finalement presque comme vous et moi.
Héritage majeur et durabilité
Sacks parvient à pénétrer profondément dans l’analyse de ce qui nous rend tous humains : nos émotions, nos buts internes, nos façons d’interagir avec les autres… Et il nous rappelle que même si certaines personnes fonctionnent de manière différente, sous la surface, la même humanité les anime. Il faut donc creuser, pour trouver ces pépites. J’ai trouvé ce rappel très utile, dans un monde où il est bien plus facile de se tourner vers des personnes similaires plutôt que différentes.
D’ailleurs, ce livre a sans doute beaucoup fait pour « normaliser » les personnes présentant les déficiences qui y sont exposées, comme l’autisme par exemple. Pour revenir à Rain Man, le film est aujourd’hui critiqué par une partie de la communauté de personnes autistes, car il serait trop stéréotypé. Mais il faut sans doute se rappeler de l’état des choses dans les années 80, où l’autisme était sous-diagnostiqué et souvent très mal compris.
Au-delà de cet aspect moral, ce livre passionnant semble avoir plutôt bien résisté aux progrès scientifiques effectués ces 40 dernières années. Etant finalement relativement peu concerné par le diagnostic ou sur le traitement, l’individu possède réellement le rôle central, et ce dernier n’a pas beaucoup changé depuis… Le meilleur exemple est sans doute le court chapitre centré sur Hildegard Von Bingen. Cette abbesse, compositrice et prophétesse allemande du XIIème siècle avait en effet des visions, évidemment attribuées à Dieu. Or, Oliver Sacks, analysant les écrits de cette femme, semble pouvoir diagnostiquer (post mortem) des visions migraineuses !
A recommander donc ! Pas forcément de grandes connaissances en neurologie à avoir avant la lecture, mais être curieux et effectuer des recherches en parallèles permet de mieux appréhender beaucoup des concepts abordés.