Oui !
Fin.
Bon, en fait, c’est plus compliqué que juste une question de fiscalité.
Certes, une entreprise cherche à optimiser ses processus pour créer de la valeur pour ses actionnaires. Et donc la recherche d’optimisation fiscale est l’un des facteurs qui influencent ses choix stratégiques. Cette optimisation fiscale est aujourd’hui reprochée à beaucoup d’entreprises, notamment du numérique, qui se sont installées en Irlande : éviter à tout prix de payer des impôts…
Mais une fiscalité avantageuse est-elle la seule raison qui explique l’attractivité de l’Irlande pour les entreprises du numérique ?
« Ben ouais, elles le font juste pour payer 0 impôts ! »
Oui, l’impôt sur les sociétés est bas en Irlande : il est fixé à 12.5%. A comparer avec plus de 30% en France, pareil en Allemagne, ainsi que dans une grande majorité des pays européens (la moyenne des pays de l’OCDE est autour de 25%). Donc instinctivement, on peut se dire que c’est le critère qui a poussé de nombreuses entreprises internationales à s’y installer. D’ailleurs, la corrélation semble de premier abord E-VI-DENTE :
Le taux d’impôt sur les sociétés tombe de 40% à 12.5% progressivement à partir de 1996.
Et le taux d’Investissements Directs à l’Etranger suit une courbe inverse à partir de 1997-1998.
Donc, le coupable semble tout trouvé ! Les boîtes tech étrangères sont toutes venues en Irlande uniquement pour les impôts bas ! Sauf que :
- IBM est en Irlande depuis 1956 – plus de 60 ans ! IBM sur YouTube
- Apple installe sa première usine en Irlande en 1980. Business Insider
- Dell arrive en Irlande en 1991, avec une usine vers Limerick. The Irish Times
- …
Ces boîtes de la tech sont donc arrivées bien avant la baisse de l’impôt sur les sociétés. Il devait donc y avoir d’autres raisons qui ont motivé ce choix à l’époque…
« Nan mais l’impôt sur les sociétés, c’est pas le vrai problème ! C’est le Double Irish qui les fait venir depuis les années 1980… »
Le Double Irish. Ou double irlandais, avec ou sans sandwich hollandais… Non, on ne parle pas de cuisine, mais toujours de fiscalité. C’est une technique d’évitement fiscal utilisée par certaines entreprises. La page wikipedia l’expliquera beaucoup mieux que moi, mais en gros : bien que l’impôt sur les sociétés est de 12.5%, en utilisant cette méthode, le taux effectif d’imposition est encore plus bas que ça…
Et cette technique est arrivée bien avant la baisse de l’impôt sur les sociétés : selon le New York Times, Apple l’utilisait déjà dans les années 80. Donc, cela expliquerait en partie pourquoi les entreprises tech étrangères viennent en Irlande depuis déjà presque un demi-siècle, et pourquoi elles sont toujours là !
Sauf que…
Le gouvernement irlandais, pressé par Bruxelles, a annoncé dès le début des années 2010 réfléchir à la fin du système du double Irish. Puis est passé à l’action en 2014 avec la fin du double Irish pour les nouveaux arrivants en Irlande, puis la fermeture du système en 2021 pour les entreprises qui en bénéficiaient déjà auparavant. D’ailleurs Google (et d’autres entreprises également) a pris acte de la fin de ce système.
Cette évolution reflète la pression toujours plus forte qui est mise sur l’Irlande (et d’autres pays proposant une fiscalité spéciale et potentiellement permissive) par les groupements supranationaux. L’Union Européenne est très active sur cette question irlandaise. L’OCDE prépare un grand chantier sur la fiscalité internationale. On est donc dans un climat global qui semble se refroidir quant à l’optimisation fiscale.
Et malgré ce changement marqué de climat en Irlande, les entreprises du numérique continuent d’y investir massivement, et accélèrent même franchement ces dernières années :
- Google a investi 300 millions d’euros en 2019 sur un projet de 3 nouveaux immeubles d’une quinzaine d’étages chacun, après avoir déjà ajouté 2 autres bâtiments à son campus en 2018 et loué un autre immeuble pour ses activités Cloud en 2017. Tout ça pour héberger ses employés, dont le nombre ne cesse d’augmenter depuis des années. Ces bâtiments en centre ville sont accompagnés d’un data center, ouvert en 2012 dans la banlieue de Dublin et agrandi en 2018.
- Facebook n’est pas en reste, puisqu’ils ont de leur côté confirmé en 2018 des plans d’expansion sur une propriété de 5.5 hectares dans le sud de Dublin pour potentiellement quadrupler leurs effectifs. Sans parler de leur data center qui grandit aussi très rapidement.
- Des boîtes autres que ces géants continuent également leur développement en Irlande : Indeed par exemple est passé de 3 employés en 2012 à plus de 1000 en 2019 et a ouvert en 2019 un nouveau campus au coeur du quartier numérique de Dublin (les « Silicon Docks). Ce n’est qu’un exemple : la liste des entreprises tech implantées à Dublin est longue, et la plupart ont continué de grandir après 2014 et la fin du Double Irish.
Donc si les entreprises de la tech investissaient en Irlande uniquement pour des raisons fiscales, elles auraient sans doute freiné la machine depuis 10 ans… Or elles ne l’ont pas fait, bien au contraire…
Alors, quelles sont ces raisons qui font venir les boîtes tech en Irlande encore aujourd’hui?
Des raisons historiques expliquent l’attractivité de l’Irlande
Comme évoqué plus haut, les entreprises tech sont arrivées dès les années 80 (voire avant pour certaines). Plusieurs raisons sont typiquement évoquées, et ces raisons sont toujours valables aujourd’hui, parfois encore plus clairement que par le passé :
1. Le contexte anglo-saxon
Beaucoup des boîtes tech sont américaines. Et trouvent donc une proximité linguistique et culturelle naturelle avec l’Irlande. Combien d’américains se réclament irlandais parce que l’arrière-tante de leur grand-père était un irlandais de Boston? Au-delà de l’aspect culturel classique, les règles du business sont assez similaires. Donc les codes communs facilitent l’implémentation.
2. Une population jeune et éduquée
Entamée dans les années 60, l’Irlande a connu une régénération de sa population après des décennies de stagnation, avec pour résultat aujourd’hui la population la plus jeune de l’Union Européenne. En 2015, presque un quart de ses habitants ont moins de 14 ans. Cela donne une dynamique certaine au pays. De plus, les irlandais sont très éduqués : en 2018, l’Irlande est le pays d’Europe avec le plus fort pourcentage (40.5%) d’adultes possédant un diplôme de l’enseignement supérieur, selon Statista, une tendance entamée il y a plusieurs décennies.
3. Un accès privilégié à l’Europe
L’Irlande est dans l’Union Européenne, et donne donc accès au marché du travail européen.
Elle est dans la zone Euro, et offre donc accès à la monnaie unique européenne.
Et elle a bénéficié pendant de longues années d’un cycle économique exceptionnel, le Tigre Celtique, qui a mis l’Irlande sur la carte de l’Europe économique.
L’Irlande aujourd’hui : une nouvelle Silicon Valley
Forte de ces investissements depuis des décennies, l’Irlande a développé un réel écosystème tech sur la durée. Dublin est aujourd’hui une évidence pour une implantation européenne des boîtes tech, entre autres pour les raisons suivantes :
1. Une main d’oeuvre hyper qualifiée
Dublin s’est érigée en place forte du numérique notamment car elle a su attirer et conserver une main d’oeuvre qualifiée. Une étude de Stack Overflow annonce que 10% des employées à Dublin seraient des développeurs ! Le pays connaît une vague soutenue d’immigration qualifiée en provenance d’Europe, du Moyen-Orient, et d’Afrique. Et même si le coût de la vie devient aujourd’hui clairement un problème dans la capitale, cela n’empêche pas les employeurs de continuer à grandir (c’était en tout cas encore vrai avant la crise sanitaire du Covid-19). Notons tout de même que cette main d’oeuvre est souvent assez jeune et en début de carrière.
2. Un savoir-faire spécialisé
Avec le temps, l’Irlande a développé un certain nombre de compétences spécifiques. Des fonctions telles que la localisation de produits (datant de l’époque pré-internet), la vente et le support client sont très développées du fait de la quantité de langue incroyable parlée par les employés. Par exemple, 75 langues seraient parlées sur le campus de Google à Dublin. On peut aussi ajouter à cette liste la gestion de data centers, ainsi que les fonctions de Trust & Safety (assurant la protection des utilisateurs et la modération des contenus) qui sont désormais solidement établies depuis quelques années.
3. La maturité numérique
Enfin, la filière technologique en Irlande a désormais atteint une certaine maturité. Si au début des années 2010 l’immense majorité des immigrés technologiques venaient à Dublin pour un premier job avant de rentrer chez eux pour continuer leur carrière, c’est le cas aujourd’hui pour une plus faible proportion de ces employés. Il devient aujourd’hui possible de construire une carrière plus senior en restant en Irlande.
Tous ces critères résultent en un secteur numérique surreprésenté dans l’économie locale : Dublin est connue pour être une place forte tech, et cela devrait continuer !
Conclusion : les boîtes tech sont parties pour rester en Irlande pour de bon ?
Toujours difficile de prédire l’avenir, mais les investissements continus, la main d’oeuvre qualifiée, la douceur du climat et l’ouverture sur l’Europe et le monde me font dire que le secteur numérique a de beaux jours devant lui !
Bon, pour la douceur du climat, j’exagère peut-être un poil, mais pour le reste, venez testez vous-même !
Disclaimer – l’auteur de cet article est employé en Irlande par une boîte tech américaine. 😉