Le Pont sur la Drina
Ivo Andrić
Entre la Bosnie et la Serbie, où les collines recouvertes de denses forêts abritent des villages éparses, coule la Drina. Cette rivière, méconnue en France, serpente, vigoureuse et capricieuse, au coeur des Balkans, une région ô combien ballotée par les flots de l’histoire. Et elle en a vu de l’Histoire, la Drina. Les empires, d’abord Ottoman puis Austro-Hongrois, se sont succédés sur ses rives. Et des hommes d’origines et confessions multiples ont tenté de faire de cette rivière l’artère principale de leurs communautés. Bosniaques, Serbes, Turcs, Autrichiens, Hongrois, Juifs… tous ont défilé dans cette partie du monde, qu’ils ont marquée de leurs empruntes respectives. Ivo Andrić déterre dans ce roman (fleuve) ce que chacun a laissé derrière lui, et dissèque la culture qui a été créée, résultat du mélange et de l’interpénétration des peuples.
En fait, de lieu, il n’en est qu’un dans « Le pont sur la Drina » : Višegrad. Bourgade insignifiante jusqu’au 16ème siècle, elle fait son entrée fracassante sur les cartes lorsqu’un dignitaire Ottoman, originaire de la région, y fait construire un pont sur la rivière. Reliant alors Bosnie et Serbie, monde chrétien et monde musulman, est et ouest, ce pont ouvre nombre de nouvelles possibilités pour les locaux.
Andrić, que j’ai récemment entendu qualifié de « Dostoïevski yougoslave », nous raconte ces habitants, sur 4 siècles d’Histoire. Des anecdotes, des rencontres, des sacrés personnages, des traditions… Le pont est au centre de la vie des habitants de Višegrad; autant lieu de passage que de flâneries, et autant lieu de la vie sociale que de la vie politique. Résistant à tout : les crues séculaires, les invasions, l’arrivée du chemin de fer… Ce pont semble bien être la seule ancre que possède la cité pour résister au passage du temps, et aux écueils qui l’accompagnent.
Tout change, mais rien ne change
La structure du roman nous donne l’occasion de voir près de 400 ans d’histoire de la région, avec ses changements de régime et ses vagues de pouvoir qui déferlent les unes après les autres sur les protagonistes. Nouveaux seigneurs et nouvelles moeurs, mais même vie quotidienne.
Ivo Andrić écrit ses personnages avec la tendresse d’un ancien qui raconte à qui veut bien l’écouter les détails les plus intimes de la vie de sa descendance. Une jeune fille se jette ainsi du pont le jour même de son mariage, afin d’éviter une vie de honte, sans pour autant déshonorer sa famille. Ou alors, un hodja se retrouve avec l’oreille clouée au pont, laissé là en pâture à l’armée autrichienne qui arrive. Un joueur invétéré se retrouve sinon entrainé dans une partie de cartes surréelle et enfiévrée, pariant même son âme avec le diable… Autant de scènes qui nous permettent de dresser le portrait de la ville, son éthos, son caractère, et étant toutes centrées sur le pont.
Car au final, voilà bien la protagoniste central du pont sur la Drina : le bosnien du début du XXème siècle, façonné au fil des générations ayant vécus auprès du pont, touché progressivement par la modernité, et peu préparé à la remontée des nationalismes qui a caractérisé les années 1900. Le pont, qui avait été le symbole de l’identité de la ville de Višegrad, et qui avait résisté à tout, finira par être détruit, dans les premiers jours de la grande guerre, symbolisant l’impact hors norme qu’aura ce conflit sur l’identité européenne. Le roman s’arrête à ce moment, sur ce crève-coeur immense. Mais le pont sera plus tard reconstruit, signe de la persévérance des Hommes. Il est toujours debout à l’heure où j’écris ces lignes.
Immobilité dans un monde en mouvement
Déjà abordé dans une récente chronique, on retrouve ici le thème de l’immobilité. Les 11 piliers massifs du pont assurent son enracinement dans la terre bosnienne, et la métaphore de l’eau qui s’écoule telle le temps sous l’ouvrage, bien que très téléphonée, résonne tout de même au fil des pages. Le pont reste, et la caravane passe. Les éléments, les événements défilent, et changent le cours de l’histoire locale, mais la ville est toujours là, entité qui évolue mais ne perd ni ses origines, ni sa direction.
Au niveau de la technique utilisée par l’auteur pour explorer la population locale, l’absence de changement de lieu pour évoquer la région est diamétralement opposée à ce que j’avais pu lire l’année dernière dans le Danube de Claudio Magris. Dans ce dernier, l’auteur voyageait depuis la source jusqu’au delta du fleuve, et explorait l’histoire des régions traversées, utilisant le concept de la Mitteleuropa comme fil rouge. Le tout dans un essai avant tout très intellectuel. Rien de cela ici, puisqu’on ne bougera pas du tout de la vallée qui accueille le pont sur la Drina. Et surtout, l’exploration d’Andrić est avant tout émotionnelle, humaine, et sensible, se focalisant sur le coeur des hommes. Personnellement, l’impact est pour moi plus grand, car plus personnel.
Au final, ce monde en mouvement qu’Andrić décrit avec le plus de virtuosité est la société changeante des années 1880-1914. Je trouve cette période décidément fascinante, et me retrouve à y revenir régulièrement (je repense régulièrement à la Montagne Magique de Thomas Mann, que j’ai lu en 2017). On se délectera ici de la description que l’auteur fait des étudiants revenant de leurs universités à Zagreb ou Vienne, avec leurs nouvelles idées, dangereuses selon les anciens, révolutionnaires selon ceux restés derrière. On se souviendra que la région Bosnie/Serbie avait été au coeur des événements qui avaient précipité la première guerre mondiale. Ainsi, il est passionnant de découvrir plus en détail les mouvements profonds au sein de ces communautés, résultats de siècles d’occupation et de courbettes devant des envahisseurs, qui créeront cette fameuse « poudrière » des Balkans.
Au coeur de l’exploration de la Yougoslavie et des balkans que j’entreprends ces temps-ci, Le pont sur le Drina tient une place particulière. Grand roman classique, réelle introspection sur la Bosnie, traduction bien ficelée de Lovett F. Edwards (en anglais)… A recommender à tous !
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