Canzone di Guerra
par Daša Drndić
Comment s’acquitter du devoir de mémoire collectif lorsque le collectif en question est complètement éclaté ? C’est la question principale que pose Daša Drndić dans son roman (presque) auto-biographique « Canzone di Guerra, » écrit en 1998. Avec un twist : l’auteur aborde la question par deux angles à la fois.
Eclatement de famille nucléaire
D’abord, on explore les tribulations d’une famille presque normale, mais dont les membres se sont réfugiés dans divers pays, ont voyagé de ville en ville et de pays en pays, et sont partout et nulle part. L’accès aux anciens est compliqué, avec des rapports intergénérationnels quasi-inexistants, et un exil (subi) qui provoque une crise d’identité majeure.
Je ne peux décemment pas me comparer à l’auteur, qui a fuit un pays en guerre dans les années 90. Parti de France il y a plus de 10 ans pour l’Irlande, ma propre expatriation a été volontaire et opportuniste, sans contrainte. Mais je retrouve tout de même de nombreux thèmes abordés par Drndić dans mon expérience personnelle. Notamment ce sentiment de perte de contact avec la famille, et du devoir de mémoire, donc, qui est plus compliqué à effectuer.
Au delà de l’aspect géographique, le roman analyse subtilement les dynamiques de passation de savoirs entre générations, et les obstacles qui s’interposent. Si les vieux ne partagent pas leur histoire avant de partir, la piste s’arrête avec eux, et les questions restent sans réponses. Drndić observe habilement que dans une société tournée vers l’avenir, comme la Yougoslavie post-45 qui était occupée à bâtir le communisme de Tito, presque personne n’est concentré sur le passé, et la vérité peut se perdre en chemin…
Eclatement national
Le deuxième angle d’attaque de Canzone di Guerra explore les questions de nationalisme, de psyché nationale, et de quête de rédemption, le tout sur fond de traumatismes nationaux répétés. Les Balkans ont connu deux crises nationales majeures dans les 100 dernière années : la guerre des Balkans, proche de nous, mais aussi une deuxième guerre mondiale particulièrement vicieuse. Et c’est sur cette dernière que Drndić s’attarde.
On a souvent tendance à penser les tensions nationalistes entre Serbes et Croates par le prisme de la crise la plus récente. Mais tout cela remonte à bien plus loin. Et l’épisode de 1941-1945 était particulièrement salé. Mise en place d’un état fantoche par les nazis, avec les fascistes croates de facto au pouvoir… Etablissement du seul système d’extermination de minorités (surtout serbes) en dehors du territoire de l’Allemagne nazie. Rébellion, d’abord communiste puis généralement anti-fasciste, des Partisans qui ont ensuite pris le pouvoir à travers Tito…
On retrouve les thèmes de justice, de colère, et de recherche de la vérité. Comment savoir qui avait raison, et qui avait tort ? On est sur des problématiques relativement similaires à ce que l’on a connu « chez nous » en France : opposition entre résistance et collaboration. Avec une différence majeure : nous, on n’avait pas forcément de problème ethnique accolé à cette fracture…
The more I read, the less I knew. No one was entirely innocent, no one was entirely guilty: they all had their version of history. Those who had survived.
Daša Drndić – Canzone di Guerra
Sur la forme : une histoire de lettres floues
Drndić livre ces thèmes complexes grace à une structure elle aussi assez éclatée. Dans un tourbillon incroyable de noms, de visages, et de situations, le lecteur se plaît à se perdre dans les méandres de l’Histoire. Les personnages fusionnent, fissionnent, s’interpénètrent, dans un bal masqué chatoyant et mortel. Qui est Partisan, et qui est Oustachi ? Un jeu de dupes rendu encore plus complexe pour nous, non-croates, qui devons gérer de nouvelles lettres dans les noms des protagonistes : č ć dž đ š ž…
Lettres encore, mais cette fois-ci épistolaires ! L’auteur parsème son roman de courts extraits de lettres écrites par ses personnages, mais sans les signer ou les contextualiser. Confusion, quand tu nous tiens… Ces extraits sont autant de points sur la toile de fond. Indépendamment, ils sont souvent peu significatifs. Mais pris avec un peu de recul, dans leur ensemble, ils dessinent une image plus intelligible de la situation générale.
Le tout laisse une impression puissante. Daša Drndić manie de l’ambigüité avec brio pour ouvrir nos yeux sur une situation compliquée, tout en restant assez intime (on est loin du manuel scolaire). Il semble qu’elle explorera ces thèmes plus avant plus tard dans sa carrière, et Canzone di Guerra m’a clairement mis l’eau à la bouche !
Impacts contemporains
Alors quelles traces cette lecture laissera-t-elle ? Déjà, elle fait partie d’un effort long-terme de ma part pour découvrir la culture croate. J’apprends la langue croate et découvre de plus en plus de choses sur l’histoire et le contexte locaux. Lors de discussions avec ma belle-famille (croate, donc), je peux mieux appréhender certaines réactions ou positionnements, qui sont plus simples à comprendre maintenant qu’auparavant.
Ensuite, les recherches faites lors de la lecture permettent de mieux mettre en contexte les récentes escarmouches (article en anglais) entre Croatie et Serbie. On retrouve bien les principes de « qui a raison et qui a tort » , sur fond de tensions ethniques passées. J’ai également bien mieux compris les luttes de pouvoir sur le wikipedia croate, que j’avais vu passer il y a quelques temps, mais sans cerner les véritables enjeux. Incroyable exemple de la migration en ligne des questions de propagande et de contrôle de l’information.
Point final : l’Education Nationale française m’a encore laissé tomber ! Pourquoi n’apprenons-nous à l’école rien de l’histoire européenne en dehors de la France ?! Je sais bien qu’il y a « déjà beaucoup à couvrir. » Et qu’il y a aussi une part de responsabilité personnelle dans l’acquisition de connaissances historiques globales. Mais quand même ! Je me faisais déjà cette réflexion en lisant un livre sur le Danube l’année dernière…
Bref, cher lecteur, si tu as des livres similaires à me recommander qui traitent d’autres pays ou régions, je suis preneur !