Danube
par Claudio Magris
Si je vous dis le mot « Danube » : qu’est-ce qui vous vient à l’esprit ? Vous saurez sans doute que c’est un fleuve d’Europe de l’Est. Certains sauront également qu’avant de se jeter dans la mer Noire, il traverse plusieurs capitales européennes, comme Vienne, Budapest ou Belgrade. Les plus fins géographes se souviendront qu’il traverse ou longe la bagatelle de 10 pays depuis sa source en Allemagne jusqu’à son delta en Roumanie : ajoutez l’Autriche, la Slovaquie, la Hongrie, la Croatie, la Serbie, la Bulgarie, la Moldavie et l’Ukraine, et le compte est bon !
Un sacré tour d’Europe centrale et de l’Est donc. Se pose alors une question : comment définir un pareil territoire ? La grand écart entre les nations qui bordent cette rivière est souvent extrême : entre l’opulente Bavière et l’Ukraine ou la Moldavie qui comptent parmi les pays les moins riches d’Europe, il y a un monde. Culturellement aussi : le delta du fleuve est plus proche de Moscou (1500km) que de Paris (2500km). Bref, existe-t-il une identité commune à ces peuples, par delà les langues, l’Histoire et la géographie ? C’est ce que Claudio Magris explore dans son « Danube. »
Une histoire d’abord littéraire de l’Europe Danubienne
Magris est écrivain, germanophile, homme politique, traducteur, professeur, et sans doute bien d’autres choses. Mais l’homme qui suinte des pages de l’essai est avant tout un amoureux de la littérature de l’Europe centrale. Dans un sens, l’exploration qu’il propose du Danube, effectuée depuis l’amont jusqu’à l’aval, est surtout l’occasion de raconter les auteurs allemands, serbes, ou roumains qui ont écrit à propos des régions que le fleuve traverse. Ainsi, l’auteur papillonne entre débats d’initiés sur les courants de la littérature germanique du XIXème siècle, anecdotes sur Kafka ou Thomas Mann, et réflexions sur les origines de la poésie Bulgare.
Magris est un intellectuel, un vrai ! Sa connaissance des sujets qu’il aborde semble ainsi quasi-encyclopédique. Malheureusement, il s’approche trop souvent du piège qui guette le genre d’ouvrages qu’il entreprend avec « Danube » : un texte érudit qui ne profitera vraiment qu’aux plus spécialistes de ses lecteurs… J’ai tenté de ne pas sauter trop de passages un peu ardus, mais n’ai pu m’en empêcher à quelques reprises. Restent encore beaucoup de lectures à faire pour profiter de la substantifique moelle de l’essai. Mais pour les quelques références où j’ai vraiment pu creuser, le texte était passionnant.
La Mitteleuropa comme fil rouge
Claudio Magris explore également les peuples qui habitent les rives du Danube, et nous conte les événements historiques majeurs qui ont secoué cette région depuis la Renaissance. Et des invasions turques et ottomanes à la mainmise de l’URSS, en passant par le règne des Habsbourg, il y a de quoi faire ! Les mouvements de populations sont explorés en détail, ainsi que l’impact de ces migrations sur la politique, la culture, et les moeurs locales. Magris va à nouveau très loin dans le détail. Son passage dans un village serbe sera par exemple l’occasion d’aborder longuement la colonie de 6000 allemands qui se sont installés là il y a 300 ans, et leur influence sur cet étroit coin de l’Europe.
On se perdra allègrement dans le fouillis des nombreux peuples cités par l’auteur, dans les villes et villages, les collines et les vallées, les hameaux et les capitales. Autant de théâtres de la pièce qui est ici montée. Mais la majorité des exemples précis restera anecdotique. Le principal concept que l’on retiendra, c’est celui de la Mitteleuropa. Ces pays que traverse le Danube sont un énorme melting pot d’influences, notamment germaniques. Ils se ressemblent dans la diversité de leurs habitants, dans les épreuves similaires qu’ils ont eu à affronter, et leurs expériences communes. Les massacres en ex-Yougoslavie dans les années 1990 ne sont finalement qu’une redite de ceux ayant ravagé la Bulgarie lors de l’occupation ottomane, et de bien d’autres ayant secoué ces peuples danubiens. En ressortent une résilience, un fatalisme, et une vision du monde très similaires, qui se retrouvent dans la littérature de la région.
Ma découverte de l’Europe littéraire commence à peine
On descend donc le fleuve, au gré des pérégrinations intellectuelles de notre guide… Et on se souviendra sans doute de moins de 2% des anecdotes qu’on aura pu lire dans les quelques 500 pages (quand même !) de l’oeuvre. Mais l’important est ailleurs : j’ai eu l’impression de découvrir une part de l’Europe que je ne connaissais vraiment pas bien. Magris a un talent pour mêler les réflexions les plus sérieuses aux anecdotes les plus farfelues. Et y insère également certains passages franchement drôles ou touchants.
« Danube » est sans doute un livre qui se lit mieux en plusieurs fois, entrecoupé d’autres aventures. Tel un voyageur qui descendrait un fleuve en bateau depuis sa source, et qui ferait escale quand bon lui semble, pour un jour, une semaine ou un mois, afin de faire une pause dans la torpeur d’une navigation infiniment lente et rébarbative. Cette lecture m’aura vraiment semblé paisible, au fil de l’eau, et j’en ressort avec un fort sentiment de paix. Et une grande curiosité pour continuer l’exploration de la littérature Européenne, après une lecture albanaise il y a quelques mois. Si tu as, lecteur, des recommendations, n’hésite pas à m’en faire part !